- Tu as créé ton Association Les Arts Fleurissent la Ville,
le 14 novembre 2020, qu'elle est sa vocation ?
L’association Les Arts Fleurissent la Ville doit son nom à sa
participation au Budget Participatif de la Ville des Lilas, « Les Arts Fleurissent
Les Lilas » en 2020.
Elle a été déclarée en avril 2021 et publiée au JO en
novembre 2021, mais de fait, l’association existait depuis juin 2020. Avec les premières
interventions de Seb.d ; dont les pochoirs ont contribué à l’animation de deux
repas de voisins dans le Jardin de l’Art Urbain, rue du Centre aux Lilas. Surtout
la première expérience pour Le Long. On s’était cotisé pour lui payer les
bombes. J’avais sollicité la copropriété pour qu’il fasse son premier mur à
main levée au jardin.
Et puis dans la foulée sont arrivé ; Akelo, Diane, Jon
Buzz, Claks, Depielli, Paulo, Nice-Art, Pêdro, Nô, Emyart’s, Glad Pow,
Demoiselle MM, Louyz, Wild Wonder Woman, Lasco, The End, Steso…
La vocation naturelle de l’asso est de couvrir les murs de
peinture, à gros traits ou d’œuvrer pour la promotion de l’art urbain, ça veut
dire pareil. Les buts de l’association sont avant tout de travailler avec les
artistes locaux, de développer la connaissance de cette expression artistique
par des visites ou tout autre évènement. Dans les statuts : « Cette
association a pour objet :
- d’apporter de la valeur à l’environnement dans la ville, de
faire circuler du langage avec des interventions qui témoignent de l’art urbain
- d’associer le public qui vit/demeure à proximité de lui
favoriser la passerelle avec l’art urbain à travers des ateliers ou des choix
de thématiques des concertations rencontres etc…
- de proposer un accès
aux arts vivant comme l’art urbain via des visites ou d’autres évènements. »
- On pourrait dire qu'avec Les Arts Fleurissent la ville, Les
Lilas sont toujours en fleurs : combien de Murs as-tu initiés dans la ville des
Lilas, au Pré-Saint-Gervais... ?
Evelyne, je te remercie pour cette question, car depuis deux
ans, je n’arrête pas le décompte des murs. Hier, pour la rentrée, j’ai posé un
collage de LOUYZ sur la boulangerie un autre sur celle Modern’ Fripe et encore
un au café Le Lilas. Ce ne sont pas à proprement des murs, ce sont des
« interventions », mais ça témoigne de l’activité de l’association
sur le terrain.
Mais pour Les Lilas, l’association a initié 11 murs, peints
par 17 artistes et au Pré-Saint-Gervais, nous bénéficions aussi de 10 surfaces
pour 10 artistes. Certaines sont livrées depuis cet hiver, d’autres sont en
cours. Donc, 21 murs officiels, sans compter les « featurings » tels
que Léo DIELEMAN, COMER, MS BEJA… et les « jams » de l’association ;
ça fait une trentaine environ.
- Comment accompagnes-tu les artistes dans ces projets ?
Le maître-mot, c’est d’épargner aux artistes les péripéties des
aléas pour pouvoir peindre un mur. Il faut, selon moi, gommer les aspects
négatifs et ne transmettre que le positif aux artistes.
Aussi, je leur passe les détails des négociations pour
trouver un meilleur emplacement, par exemple, mais je communique sur le beau
mur qu’on a trouvé. Je valorise et j’encourage. J’attire toujours l’attention
des artistes sur l’environnement de leur œuvre, car j’ai appris à le prendre en
compte, notamment pour ne pas me faire toper par les Architectes des Bâtiments
de France.
- Quelles sont les difficultés que tu peux rencontrer
?
Pour te répondre sincèrement, les pires sont les mésententes
avec de vieux amis, des compagnons de route qui par aveuglement financier,
souvent, me plaquent sans crier gare ! Les projets que je juge irrecevables
aussi et qui font l’objet d’âpres négociations pour que j’obtienne un mur
visible de la rue notamment. Je ne connais pas de problèmes de dépassement
d’honoraires, les artistes avec qui je travaille n’ont jamais manqué de
s’acquitter du pourcentage qui revient à l’association sur leurs travaux. Et
c’est pour nous l’occasion de financier d’autres projets.
- Spécialiste, amateur ou "qualifié" comme le dit Astrid
dans la série que nous apprécions beaucoup tous les deux : " Astrid
et Raphaëlle " sur France.tv : comment te qualifierais-tu ?
On aime beaucoup cette série en effet et j’ai même adopté le
« Ouiii » sonnant d’Astrid ! Je suis plutôt un amateur, au sens littéral,
c’est-à-dire que j’aime ce domaine et que je m’y intéresse. Il s’avère qu’à
force de travail, j’ai acquis le statut de spécialiste et au fur et à mesure de
mon expérience sur ce terrain, je suis devenu meilleur dans mes conférences. Mais
je ne suis pas un expert pour autant, car cela induit à mon sens un savoir fini,
un poids mort, sanctifié par un diplôme poussiéreux. J’espère être plus en
adéquation avec mon sujet qu’un mémoire sur l’histoire de l’art. L’exemple caricatural
en est « Les chevaliers paysans de l’an Mil au lac de Paladru » selon
le film « On connaît la chanson » de Alain Resnais. La culture
générale n’est pas faite pour être étalée comme de la confiture, mais pour
changer notre nature. Accepter de se changer, c’est prouver sa vitalité
d’esprit. C’est manifester la vie.
- J'ai participé à plusieurs de tes visites et, tu me diras
si je me trompe, elles sont me semble-t-il, construites sur la même trame : une
introduction, un développement et une conclusion : est-ce que le Guide aurait
besoin d'un fil d'Ariane pour être lui-même guidé ?
C’est ma formation d’animateur, et notamment à la technique
en or de toute animation, qui est le « PSADRAFRA » à savoir : Présentation,
Sensibilisation, Accroche, Développement, Réunion, Animation, Finalisation,
Retour, Analyse. Une vieille technique mnémotechnique que j’utilise toujours et
qui constitue la trame de mes visites. Comme un conteur, j’ai besoin de savoir
les mots que je vais employer, je les connais par cœur pour certaines œuvres,
où je sais que je vais faire rire mes invités par exemple. Un conteur ne dévie
pas de son récit quand il est établi.
Dérouler le fil, c’est la question ! Pour savoir commencer, il faut savoir
où finir. C’est mieux d’être aligné et de présenter une congruence avec le
récit. Et pour boucler la boucle, il faut poser la problématique dès
l’introduction. C’est de plus le moment privilégié de la rencontre avec les
invités. Je leur donne la parole à leur tour. Nous avons déjà parlé du contexte
historique et je n’y reviens pas. Le développement, souvent s’amenuise à mesure
de la visite.
- La conclusion de tes visites n'est pas un simple "au
revoir" adressés à tes Invités, il y a ce que tu appelles une "après
visite" :
- quelle est son importance pour toi et tes
Invités ?
- peux-tu nous parler de son contenu ?
Alors, les après-visites sont le fruit de mon expérience avec
Demain et Kasia que j’ai déjà cités. Il faut garder le lien qui a été tissé
avec tant de soin. Ce serait du gâchis de se limiter à ces deux heures seules.
Comme j’ai beaucoup à apporter avec des liens, des compléments d’information,
j’estime que c’est le moins d’aider le public à se repérer, « je suis
qualifié » comme dit Astrid.
Et puis, c’est un moyen de perpétuer la rencontre, de donner
aux invités du grain à moudre, s’interroger et s’informer, car il y a beaucoup
de liens dans les messages, sans compter les documents dédiés à chaque visite. C’est
aussi une mise en relation dans la fidélité, puisque je communique sur les
prochaines visites et que j’envoie le lien pour les éternelles 5 étoiles, tu
sais déjà, on en a assez parlé en rigolant ! La note ; c’est
important pour un guide !
- Tu évites de donner ton avis sur ce que tes Invités
découvrent au cours de la visite, est-ce que c'est compliqué pour toi, dans ta
profession, de garder cette neutralité ?
Oui, un guide professionnel n’est pas là pour juger mais pour
éclairer les œuvres et le travail des artistes, de les servir à travers son
discours. Je ne prête le flanc à cette technique facile de réduire les artistes
à un jugement définitif. Parfois je m’interroge, c’est difficile de se contenir
en tant qu’individu, en tant qu’amateur un peu critique, même pas mal psychorigide
sur certains points. Mais je n’éreinte jamais un artiste, nommément, sciemment,
itérativement.
- On a souvent eu l'occasion de parler du Regard (je mets
volontairement un "R" majuscule) porté sur les choses, et je citerai
Marcel Duchamp qui a dit "Ce sont les regardeurs qui font le
tableau", qu'en penses-tu ?
- est-ce que regarder ça s'apprend, peut-on
"éduquer" un regard ?
- penses-tu avoir un rôle dans cet
apprentissage si apprentissage il peut y avoir ?
Je pense, oui. C’est primordial de transmettre, d’aiguiser le
regard du « Regardeur », de pointer les zones interlopes de la
peinture, celles ou l’artiste trouve son espace singulier. Regarder est un
métier. « Ce que nous voyons nous regarde » disait Merleau-Ponty. Il
faut apprendre à voir pour regarder. J’essaie du mieux que je peux d’y convier mes
invités à le faire en leur posant des questions sur les blazes dans les
graffitis par exemple, afin de leur montrer qu’ils sont à même de les lire. Le
regard dépend de nos références culturelles et forcément de notre âge.
J’explique aussi à chaque fois que je peux pendant mes
visites la technique des photos sur les toits noirs des voitures ou dans les flaques
d’eau, mais tu sais déjà ! Faire des photos traduit bien l’apprentissage
du regard, car définir son cadre c’est un parti pris esthétique qui révèle une
vision personnelle. Selon moi, plus le regard est original et composé, plus
belle est la photo.
On peut éduquer son regard, la meilleure consiste d’aller
fréquemment au musée pour s’interroger sur les œuvres, les faire résonner dans
son moi intérieur, comme sur la peau d’un tambour… et écouter le rythme
produit. C’est la même chose dans la rue, savoir reconnaître un tag du premier
coup d’œuvre, ou attribuer le mur à un artiste depuis 50 m. ça s’apprend, ou du
moins, c’est le fruit de la fréquentation intime des œuvres de street-art.
- Les tags et les lettrages n'ont pas toujours le même
accueil auprès de tes invités, et j'ai moi-même mis du temps à m'y intéresser ;
tu les lis avec ton groupe, tu les déchiffre je pourrai même dire, chacun peut
participer à cette lecture. Est-ce essentiel de savoir pour apprécier ?
(L'histoire de Némo qui dessinait des ballons -si je me
souviens bien- sur le chemin de l'école de son fils ; Démétrios ce coursier d’origine
grecque, qui signait Taki 183, sur le parcours de ses courses - abréviation de
Démétralki, et 183 pour la 183ème rue à New York, son adresse, précurseur du
Tag New Yorkais...)
- de la même façon, faut-il s'intéresser à la
technique, au flow, au rythme, inhérents à la réalisation de l'artiste pour
apprécier, comprendre pleinement sa réalisation ?
Alors, dans l’ordre, je cherche moins à délivrer des contenus
de savoir, en lisant les graffs avec mes invités, qu’à créer un groupe, à
permettre à tous de s’exprimer sur un support qu’il ne lis jamais, donc à
fédérer l’équipe, c’est pour ça que j’aime bien le faire au début. A Vitry, où
je commence avec deux graffs de BROK et TAKT. C’est un rite de passage, après
ma visite, je sais qu’ils pourront lire les blazes par eux-mêmes. Cependant, je
m’en sers pour parler du graffiti, son histoire, ses codes, la différence avec
le street-art et leur réunion dans l’expression « art urbain ». Car
du graffiti, je vais leur en parler pendant deux heures, mieux vaut que je sois
clair.
Je me rends compte en parlant, que je n’établis pas de
hiérarchie entre l’un et l’autre… pour moi l’art urbain mache sur ses deux
jambes, le street-art et le graffiti. C’est possible que cela déstabilise mon
public, car il vient souvent sur la base de connaître le Street-Art et pas les
vieux taggs perdus sur une porte délabrée, mais je montre les deux. Hier, à
Montreuil, je n’ai pas pu m’empêcher de m’ébaubir devant un tag de ASYLE, parce
que c’était pour moi l’occasion de parler de l’âge d’or des années 80 avec le
climax du 1er mai à la station de métro « Louvre-Rivoli »
repeint par OENO et consorts, où on voit ANDRE à la télé, qui trouve ça bien
joli et que ça témoigne que l’art a changé de camp, selon lui. Et j’ajouterai
que non seulement la liberté d’expression est dans la rue, mais la beauté
aussi, pour citer un slogan de mai 68.
Non, selon moi il n’est pas besoin de savoir pour apprécier. Mais
de savoir permet de se sentir inclu dans le cercle des amateurs, ça contribue à
changer notre regard de savoir les détails. A propos du personnage de Windsor McCay
« Little Nemo » et de l’artiste qui a gardé « Nemo » pour
ponctuer le trajet allé de son fils jusqu’à l’école, pour qu’il soit bien
disposé à apprendre justement… c’est pareil pour Taki 183, le savoir permet de
se rapprocher de l’artiste. Le voir…
- "S'émerveiller", un mot qui chante à nos oreilles
: est-ce que tu t'émerveilles toujours quand tu découvres de nouvelles œuvres
dans les rues ?
Mais, oui, quelle question (rires) ! Oui, bien sûr, il y
a de quoi, nous avons la chance de vivre dans une capitale de l’art urbain.
Ici, le terrain est dense, il y a matière à s’ébaubir, à se faire une entorse
de l’œil comme je dis souvent (rires). Mais oui, je comprends bien ta question,
c’est joli de la formuler en positif ; est-ce qu’il n’y a pas un effet de
lassitude à force de fréquenter les œuvres. Et bien, non. Comme j’arpente
beaucoup les rues, je découvre des artistes tout le temps. Les voyageurs qui
profitent de leur escale à Paris pour poser sur nos murs, j’adore. C’est aussi
franchir une frontière de connaître de nouveaux talents, de nouvelles
techniques, de nouvelles propositions artistiques.
- S'il fallait conclure maintenant cet entretien,
j'invoquerai pour cela un poète que tu connais et apprécies, Charles
Baudelaire, et ce vers du poème "Le mauvais vitrier" : "La vie
en Beau, la vie en Beau !... Mais qu'importe l'éternité de la damnation à qui a
trouvé dans une seconde l'infini de la jouissance !"
Je suis plus d’accord avec la première partie de la phrase
que la seconde. Car j’y vois le génie un peu pervers du poète, qui a fait de
lui un maudit par définition. A ce titre, je pourrai ajouter qu’il portait la
damnation au-dessus de tout. Notamment, dans le poème qui lui est dédié, la
beauté est vêtue d’atours « plus câlins que les anges du mal ». Mais
aussi, que la fin de sa vie est symptomatique du point de ce point de vue. Il
est resté neuf mois dans le coma et à la dernière minute, il s’est dressé sur
son lit et a prononcé un juron, un blasphème ; « crénom » !
J’aime mieux l’expression la vie en Beau, parce qu’elle
résume toute une philosophie. Je la résume en citant Merleau-Ponty, « ce
que nous voyons nous regarde ». C’est tout le propos, être conscient de
cet aller-retour entre la lumière du monde et nos ténèbres, j’ai envie de dire.
On a évoqué le « regardeur » de Marcel Duchamp je
crois, sinon c’est le moment de le faire. La beauté se trouve peut-être plus
dans ce rapport entre le regardeur et l’œuvre que dans l’œuvre elle-même, pour
conclure qu’il n’y a pas de beauté absolue. Elle est relative à notre héritage
culturel, à nos valeurs, à nos habitudes ; elle s’établit en fonction de
notre individualité.
- Il n'existe pas Une définition du Beau, je pense, mise à
part celle du Larousse, mais toi qu'en dirais-tu, qu'est-ce que le Beau pour
toi ?
Le Beau nous rassemble, de cela je suis sûr.
- Y’a-t-il une question que je ne t’ai pas posée à laquelle
tu aimerais répondre ?
Oui, elle aurait trait au Hip-Hop, dont on a fêté l’an passé
le 50ème anniversaire, d’après la date de la soirée animée par
Kool-Herc aux platines pour la rentrée de sa petite sœur, le 9 septembre 1973, qui
est considérée comme la première « Block-Party » de l’histoire. Bien
sûr, elle avait lieu dans le Bronx, car tout le mouvement est parti de ce
quartier sous-valorisé, on dirait relégué ou sensible, pourtant les habitants
ont créé l’art du XXIème siècle. Et comme on parle de musique là, tu
remarqueras que c’est le même creuset, la même marmite que là où a
« bouilli » le Blues à la Nouvelle-Orléans à Storyville, qui était un
quartier aussi mal réputé.
Et, comme le précise Ahmad Jamal, ils ont inventé « la musique classique du XXème siècle ».